Une chose est sûre : Mme Bâ est coupable.
Autrement, comment expliquer la décision négative de l'administration française? L'administration française, dont les Français disent qu'elle est la meilleure du monde, connaît son métier. Aucun risque d'arbitraire chez elle, aucun danger qu'elle se trompe de dossier. Elle ne fait confiance qu'aux faits, à des données irréfutables. Si, en son âme et conscience, elle a jugé Mme Bâ indésirable sur le sol de la France, même pour une minuscule durée de trente jours, c'est qu'elle a sa raison, une raison accablante devant laquelle, respectueusement, je m'inclinerai – dès que je l'aurai trouvée.
Voilà pourquoi je cherche, tourne et retourne ma vie à toutes les lumières et sous toutes les coutures : pour y trouver ma faute.
Une affaire pas très nette surgit à pas feutrés du coin le plus reculé de ma mémoire, là où d'ordinaire j'entrepose ce qui dérange la bonne image que j'ai de moi, vous savez, les petites lâchetés, les mesquineries, comment j'ai trahi une amie quand j'avais cinq ans, comment, obnubilée par mon trop beau mari, je me suis désintéressée de mes parents alors qu'ils vivaient leurs derniers mois…
Et maintenant l'affaire pas très nette se tient devant moi. Elle bat des paupières, encore aveuglée par ce soudain coup de projecteur. Elle me regarde. Je sens son ironie : vas-tu oser, madame Bâ ? Auras-tu le culot de raconter à la France, que par ailleurs tu sollicites, les mauvaises actions de ta famille ?
Un matin de fin juin 1998, début de la saison des pluies, une masse rougeâtre non identifiée s'arrêta devant notre hôtel de ville. Seuls des dons exceptionnels de divination permirent au planton de reconnaître sous la gangue une Peugeot 406 officielle. Il salua militairement. Celui, quel qu'il soit, assez audacieux pour affronter la route à cette époque maudite de l'année mérite qu'on lui rende les honneurs. Une portière s'ouvrit, non sans mal. Un être humain parut, de race blanche, la peau aussi fripée que son costume bleu. Il se redressa et, d'un geste sec et nerveux, resserra le nœud de sa cravate.
— Je suis le premier Conseiller de l'ambassade de France !
Cette phrase solennelle sembla lui redonner des forces. Il grimpa vivement l'escalier, ignora les deux beautés secrétaires occupées à se peindre de jaune canari les ongles et, sans frapper ni se faire annoncer, typique désinvolture d'ancien colonial, pénétra dans le bureau où Marguerite, accompagnée de trois collègues, était venue protester contre la baisse des crédits alloués aux écoles primaires.
— Qui est le maire ? C'est vous ? Parfait. J'arrive de Bamako avec une excellente nouvelle. Vous n'auriez pas quelque chose à boire ?
Les enseignants, poliment, s'éclipsèrent. Moi seule traînai pour rassembler mes affaires. Cette curiosité allait me coûter cher. Car le Conseiller voyageur avait repris la parole.
— Monsieur le Président de notre République n'est pas de ceux qui tremblent devant la mémoire, fut-elle la plus sombre. Il y a un mois, les Juifs ont reçu de sa part les excuses de l'État français pour la triste conduite de l'administration durant l'occupation allemande. Hier, dans le même esprit de repentance, il a décidé de donner la Légion d'honneur à tous les anciens combattants africains de la Grande Guerre.
Un haut fonctionnaire français a beau être bringuebalé, cinq cents kilomètres durant, par tout ce que l'Afrique a inventé de mieux comme nids-de-poule, ornières et fondrières, rien n'y fait. À peine débarqué, il emploie toujours ce genre de langage ampoulé et sentencieux.
— Rappelez-moi, dit le maire, je m'y perds dans la taille de vos guerres. Laquelle appelle-t-on grande ?
— 14-18.
— Eh bien ! La France a mis le temps, on dirait !
— Voilà pourquoi je demande instamment l'appui de votre service de l'état civil : comment allons-nous pouvoir distinguer les vrais anciens combattants des faux ? Je n'irai pas jusqu'à dire que vos compatriotes trompent régulièrement nos autorités militaires, mais nous n'avons pas été sans remarquer quelques abus.
Le maire s'amusait franchement :
— Il est vrai que mes compatriotes jouent volontiers avec leurs papiers d'identité.
— Vous voyez ! Comment faire la différence entre un grand-père, héros de 39-45, et un trisaïeul, poilu de Verdun ? Dès qu'un Noir a les cheveux blancs, nous sommes perdus, monsieur le maire, nous ne connaissons pas depuis assez longtemps votre continent, nous nous égarons dans vos âges.
— Mon pauvre ami ! Nous manquons déjà de personnel pour enregistrer le flot des nouveau-nés. Alors mettre le nez dans les petits jeux de nos ancêtres… Je ne vois qu'une solution…
Je demeurais là, stupidement immobile, alors qu'il ne me restait plus qu'une seconde pour m'éclipser et échapper ainsi à des catastrophes hautement prévisibles.
— … Mme Bâ. C'est une ancienne du co-développement. Donc, elle connaît la rigueur de vos procédures. Par ailleurs, le père de son père a connu le Chemin des Dames.
L'instant d'avant, pour le premier Conseiller, je n'existais pas. Une présence sombre, là-bas, dans un coin, vaguement gênante. Et voici que je devenais Dieu. Il hésita. Allait-il me poser les mains sur les épaules ? Il se contenta de plonger ses yeux bleus dans les miens.
— Madame Bâ, la France a besoin de vous.
C'est ainsi que je suis tombée dans le piège. Chaque fois que quelqu'un, être humain ou pays, prend le temps de me regarder et de me dire le besoin qu'il a de moi, je ronronne, me liquéfie et m'abandonne. Lorsque mon corps, légué à la science par lettre du 17 mars 1992 demeurée d'ailleurs sans réponse – preuve, s'il en était besoin, que la mort de la science malienne a précédé la mienne et que donc mon généreux cadeau n'intéresse désormais plus personne, mais laissez-moi mes illusions –, lorsque mon corps sera ouvert, découpé, inspecté, peut-être y trouvera-t-on la raison de cette étrange maladie de ma volonté. Une parcelle minuscule de ma peau, une membrane, un tambour en moi qui vibre et me rend folle, à peine les quatre syllabes « besoin de vous » se sont-elles mises à résonner dans l'air.
Le Conseiller ajouta une flatterie inutile :
— L'Afrique est si complexe, madame Bâ.
Je n'écoutais plus. Déjà toute à ma nouvelle, catastrophique mission.
Je n'avais pas revu Chemin des Dames depuis des années, exactement depuis la mort de mes parents, lorsqu'une partie de la famille s'en était emparée après de longues luttes obscures : mieux vaut grignoter une pension gelée que pas de pension du tout. Il n'avait pas changé, trônant sous le cailcedrat, fierté du village. La même fixité du regard, le même visage d'écorce ravinée, les mêmes racines tortueuses à la place des mains. Le passé qui, jour et nuit, depuis si longtemps, multipliait ses assauts, semblait cette fois avoir gagné la partie. Le 16 avril 1917, qu'il m'avait si souvent raconté, l'avait envahi pour de bon. À intervalles réguliers ses lèvres balbutiaient : « Mon lieutenant, la boue », « Mon lieutenant, le caporal saigne. »
Plus personne ne l'écoutait. Sauf les mouches. Peut-être avaient-elles eu, elles aussi, des ancêtres à la guerre? Elles ne quittaient pas la bouche du héros. Ma famille semblait l'avoir déjà rayé du monde des vivants. On riait, on courait, on palabrait autour de lui sans y prêter la moindre attention. Je suscitai beaucoup plus d'intérêt. On m'assaillit :
— Oh, oh, si Marguerite vient nous voir, c'est pour quelque chose d'important.
— On sort enfin du gel ?
— Qui gouverne en France ? Les socialistes ? Ils ont eu honte ?
— Combien ? Ils doublent, ils triplent les pensions ?
— Ce n'est pas trop tôt.
— Quelle joie de te retrouver, Marguerite !
— Et vivent les socialistes !
— Alors, la bonne nouvelle ?
Non sans plaisir, je douchai cette exaltation.
— La Légion d'honneur.
— Comment ça ?
— Une décoration ?
— Seulement?
— Mais les pensions, alors ?
— Les socialistes français n'ont rien décidé.
Je calmai leur colère en expliquant que cette médaille était particulière, le grade le plus élevé dans l'armée des médailles. Seul un personnage très puissant pourrait la remettre. Et quelle est la coutume lorsqu'un personnage très puissant vous rend visite ? Il couvre le village decadeaux. Alors, faites confiance à mon expérience de l'administration française, prenez patience, Noël arrive. Maintenant, à vous de m'aider. Le vieux a-t-il encore des collègues de 14-18 : attention, des vrais, des garantis ? La France ne donne pas son honneur à n'importe qui.
— Une seule solution, le pharmacien.
— Quel rapport ?
— Voyons, Marguerite !
— Il garde les ordonnances.
— Quelles ordonnances ?
— Marguerite ! Tu nous prends vraiment pour des imbéciles ! C'est parce que tu travailles chez un puissant ? Ou alors c'est toi, la trop bête. Va donc chez Niane ; s'il a le temps, il t'expliquera.
Bien sûr, Mme Bâ aurait dû dénoncer plus tôt le trafic. Sa fonction éminente dans la société lui en faisait même l'obligation. Une enseignante n'est-elle pas d'abord une main qui sème dans les jeunes esprits les valeurs fondamentales, à commencer par l'honnêteté ?
Mme Bâ plaide coupable. Et ne laisse couler d'entre ses lèvres tremblantes qu'un tout petit filet de voix pour plaider, écrasée de remords, les circonstances infinitésimalement atténuantes.
Révéler l'escroquerie, inqualifiable, c'était condamner non seulement l'ensemble de sa famille, mais toute la sous-région, coupable des mêmes pratiques. Avait-elle le droit de déclencher un tel cataclysme ? Avec la certitude de se retrouver seule, pour finir ? Mme Bâ l'avoue : cette perspective l'a terrorisée. La solitude estpire que la mort, en Afrique, pire que le désert, pire que l'absence d'eau, pire que le pire. La solitude tranche tes bras, tes jambes, les parfums que tu respirais, la musique qui te berçait. Elle te sépare de tes souvenirs, de tes regards, de tes rêves, elle te retire de ton nom, de ton sol, de ton fleuve, du soleil. La solitude ne s'en tient pas là. La solitude continue : elle te connaît mieux que toi-même. Elle trouve des fils qui sortaient de toi et que tu ignorais. Un à un, elle les coupe. Elle n'arrêtera jamais. Elle te veut délié. Détissé. Elle va t'arracher de la tapisserie du monde. Elle te veut rien. Elle n'est pas pressée. Elle prend son temps. Elle a jusqu'à ta mort. Elle continuera après. Elle a des yeux pour voir dans ta tombe. Elle a des dents pour y poursuivre son travail, elle mangera la dernière des traces que tu avais pu laisser et elle tuera ton repos. À jamais. Vous comprenez ?
J'avais choisi le mauvais jour et la mauvaise heure : le samedi soir, juste avant la fermeture. Des dizaines de mâles avaient envahi la pharmacie pour se fournir en produits tonifiants, Viriline et autres Bandafort. La nuit la plus cruciale de la semaine amoureuse n'allait plus tarder, il s'agissait de se préparer au combat. M. Niane s'arracha à sa clientèle : que t'arrive-t-il, Marguerite ? Rien de grave, j'espère ? Tu as fait ta mammographie ?
— C'est au sujet des ordonnances.
— Ne me remercie pas, Marguerite, rien de plus normal. Tu en as bénéficié comme tous ceux de ta famille.Cinquante pour cent pour vous, cinquante pour cent pour Niane. C'est la règle. Et j'espère que ça continuera longtemps.
— Je ne comprends pas.
— Tu ne comprends pas quoi ?
Nous nous regardâmes, aussi stupéfaits l'un que l'autre.
Je lisais dans ses yeux la même hésitation que celle de mes cousins : cette Marguerite est-elle une vraie ou une fausse crétine ? Une rissolée du cerveau, ça n'est pas rare chez nous, vu la chaleur, ou une enquêtrice déguisée ? Il finit par choisir.
— Cette Légion d'honneur ne sent pas bon, Marguerite. Les Français vont venir pointer leur gros nez rougeoyant dans nos affaires. Autant que tu apprennes la vérité. Une vérité que tu pourrais bénir, d'ailleurs. Car tu lui dois d'être qui tu es. Écoute bien. La France, comme tout le monde, a le cœur rempli pour moitié de glace et pour moitié de soleil. La moitié de glace lui a ordonné de geler la pension de ton ancêtre.
— Je sais.
— Et la moitié chaude, la moitié du soleil, lui a dicté d'offrir la santé à ton malheureux ancien combattant. La santé gratuite.
— Mais il n'était jamais malade !
— Justement, Marguerite, justement. Pourquoi piétiner la générosité française ? Refuser un cadeau : tu connais des agissements plus insultants, Marguerite ?
— Non, je ne connais pas.
— Alors ton grand-père nous a remis gentiment ses ordonnances gratuites et vides. Et nous les avons remplies. Remplies jusqu'à ras bord. Du haut du recto aubas du verso. Des tas de gens ont besoin de médicaments, Marguerite. Des gens prêts à payer, surtout avec de bonnes réductions de prix. Et M. Niane est le maître des bonnes réductions. Et la France, sans rien dire, a tout remboursé. Et, grâce à M. Niane, des tas de malades ont reçu des médicaments. Des médicaments pas chers, puisque la France les avait payés. Mais des médicaments un peu chers quand même, puisqu'il fallait que je remercie ta famille de m'avoir prêté les ordonnances vides de ton grand-père.
— Je commence à comprendre. Et, bien sûr, au passage, tu t'es remercié aussi.
— Juste un peu, Marguerite, à peine un signe de gratitude.
— Et naturellement, tu as fait de même avec tous les anciens combattants de la région ?
— Quand une idée est bonne, Marguerite, pourquoi ne pas la généraliser ?
— Mais tu escroques la France, monsieur Niane !
— Quel vilain mot ! Dis plutôt que l'Afrique se rattrape, Marguerite. La France nous a volé nos ancêtres, nous lui empruntons quelques médicaments. La France a honte alors nous nous nourrissons de sa honte, comme d'habitude. Voilà ce que nous sommes, tu le sais bien, Marguerite : un continent de mangeurs de honte.
— Monsieur Niane, je vais te dénoncer !
— Tu as raison, Marguerite. Vive la dénonciation, rien de meilleur pour la circulation du sang ! Mais, s'il te plaît, donne à tes amis français les bons chiffres. Cinquante pour cent de bénéfices pour M. Niane et cinquante pour cent pour ta famille. M. Niane n'a jamais triché sur le partage. Il respecte trop les anciens combattants. Au revoir, Marguerite, j'ai à faire. Bonne dénonciation ! Et remercie les ordonnances de ton grand-père. Sans elles, crois-tu que toi et tes onze frères et sœurs auriez pu continuer vos études ?
Avant même le lever du jour, les candidats à la médaille envahissaient ma rue. J'entendais leurs petits pas sournois, le lent raclement des babouches sur le sable. Une marée de fantômes me chassait de ma nuit. J'avais beau me répéter : « Ils mentent, la plupart mentent », je tremblais dans mon lit, la mort m'avait envoyé ses messagers. La bouche contre ma porte, ils commençaient par les chuchoter, leurs horreurs, d'abord poliment, madame Bâ, j'ai perdu un bras sous Verdun, madame Bâ, mon œil gauche est resté aux Éparges… Bien vite, l'affaire s'envenimait. Du fait des familles. Chacune poussait son cheval. Ne te laisse pas faire. Tu es bien plus blessé que lui. Madame Bâ, il a cinq morceaux d'obus dans la tête et tu ne lui offres même pas une chaise ?
Heureusement, la police arrivait sur le coup de huit heures. Je lui faisais du café. Tant bien que mal, elle calmait les plus aigres, organisait la queue. Et voilà, j'en avais jusqu'au soir à démêler le vrai du faux pour les beaux yeux des Français, leur économiser des Légions d'honneur.
Il faut dire que le vrai était rare, dans tout le fatras qu'on me présentait, le faux dominait, le faux prenait ses aises, le faux s'étalait, régnait en maître. Marguerite n'est pas une inhumaine. Elle sait que les dates ne changent rien au fond de l'affaire : l'épouvante demeure l'épouvante, quel que soit son label, 14-18,39-45 ou 54, Dien Bien Phû. Mais j'avais des consignes, la Grande Guerre, rien que la Grande Guerre. Alors je torturais les quémandeurs. L'un après l'autre, je leur mettais le nez dans leurs tromperies. Rien de plus facile, pour moi : le père de mon père m'avait tant parlé de ses quatre années en France, je les connaissais heure par heure, tranchée par tranchée.
— Vous prétendez avoir combattu au Chemin des Dames?
— Affirmatif, madame Bâ !
— Je n'en doute pas. Alors, vous vous rappelez sans doute le temps qu'il faisait au matin du 16 avril 1917 ?
— Je me souviens, attends, je me souviens, je ferme les yeux, ça y est, il pleuvait, comme toujours en France.
— Hélas, malgré le printemps, il neigeait. Et c'est ce froid qui a fait rater l'assaut ! Au suivant.
Ou, de façon plus expéditive et cruelle encore, j'interrogeais :
— Dites-moi, grand-père, quel âge aviez-vous en 1917?
— Vingt ans, tout au plus.
— Vous avez donc dépassé le siècle.
J'avançais ma main vers sa tempe et, entre le pouce et l'index, je lui prenais une mèche.
— J'ai déjà vu les vieux se teindre en noir, mais les jeunes se teindre en blanc, ça je découvre !
— Torturer ainsi les ancêtres ! Dieu ne te le pardonnera jamais, madame Bâ.
Abrégeons : un seul candidat fut retenu pour la décoration suprême. Car un seul parmi tous les imposteurs et faux vieillards pouvait être garanti cent pour cent Poilu, toutes preuves disponibles à l'appui, authentiques et authentifiées. Abdoulaye Omar Ferdinand Dyumasi, né à Médine aux alentours de Fan 1894, donc centenaire largement dépassé. Qu'y pouvais-je s'il avait engendré Ousmane, qui m'avait engendrée, bref, s'il était mon grand-père ?
À l'annonce de ces conclusions, une nouvelle volée d'injures, une supplémentaire bordée de crachats frappèrent Marguerite. Favoritisme. Juge et partie… Il n'importe. Je tiens mes dossiers prêts pour ceux que la vérité tant soit peu concerne.
Notre famille innombrable attendait, des dizaines d'aïeux, aïeules, oncles et tantes, cousins, cousines, enfants, conjoints, immobiles car écrasés les uns contre les autres dans le grand salon bien trop petit. Pour la plupart des inconnus même si émergeaient çà et là de troublantes ressemblances, tiens, celui-là a le nez de Papa, ces yeux enfoncés dans les orbites on dirait ceux de Grand-mère… Pauvre famille comprimée ! La bouche ouverte tant l'air était rare, et tous les yeux tournés vers la porte close d'où viendrait le glorieux ancêtre. Et d'où nous parvenaient les fracas d'une dispute, des voix de femmes de plus en plus aiguës, elles se battaient pour le choix du boubou, bleu, je te dis, c'est la première couleur du drapeau, idiote, sur le blanc la Légion ressortira mieux ! Ces glapissements exceptés, on n'entendait rien que les grincements menaçants du gros ventilateur Frigeavia : ses pales dorées passaient et repassaient à frôler les têtes – nous avons beaucoup de géants parmi nous –, l'attache au plafond ne semblait pas bien solide, un drame se préparait, mais qui aurait, dans cette chaleur, osé demander qu'on éteigne ?
La porte s'ouvrit et il parut. Le plus que centenaire. Notre point de départ à tous, celui qui nous avait un à un, par le chemin de six ventres de femmes, extirpés du néant, une longue et maigre forme bleue, poussée par deux de ses filles déjà arrière-grands-mères, sans doute celles qui avaient gagné la guerre de la couleur du boubou, il avançait, pauvre flamme épuisée. Tous, tant bien que mal dans cette presse, nous avons tendu les bras vers lui. Il fallait le protéger. Il paraissait si fragile. Trop tard.
Il s'arrêta, se retourna vers nous, tous ces visages un peu semblables et si différents, sa descendance. Nous voyait-il ? Ses paupières se rejoignaient presque. Soudain, alors que la terre entière s'était tue, même l'âne dans la cour, même les mouches agonisantes sur le papier collant, même les oiseaux du cailcedrat géant, il ouvrit grand les yeux, s'étonna. Et mourut.
D'abord dressé, debout. Et puis la forme bleue s'inclina lentement vers nous comme pour un ultime salut.
Je vous épargne la suite. Les cris, la bousculade, le fleuve de larmes. La douleur et les mesquineries (je te l'avais dit, le bleu ne lui porterait pas chance). L'enterrement, immédiat, selon la coutume de l'Islam, la lente procession de la famille sous la lune. Les interrogations chuchotées au retour du cimetière : la décoration française, on peut la remettre à un mort ? Bien sûr, à titre posthume. Ça veut dire quoi, posthume ? Ça veut dire vivant après la mort. Alors on ne change rien? Évidemment.
Dans la nuit, au lieu de compter les moutons, pour m'endormir je calculai :
Chemin des Dames-village de Médine : à vue de nez et à vol d'oiseau migrateur, 4 500 kilomètres.
17 avril 1917-11 novembre 1998 : 81 ans + 6 mois + 24 jours, soit 29 772 + les 29 février des années bissextiles (20 jours supplémentaires) = 29 792 jours.
29 792 jours x 24 = 715 084 heures.
La Légion d'honneur qui serait remise demain à feu mon ancêtre était arrivée jusqu'à nous à la vitesse horaire moyenne de 4 500 000 mètres divisés par 715 008 heures = 6 mètres/heure. Le cadeau de la République française au dernier combattant africain de la Grande Guerre était donc un escargot.
Cette constatation irréfutable, accompagnée de la vision d'une médaille où les branches dorées de l'étoile étaient remplacées par des cornes grises et souples, prolongées de petits yeux noirs ironiques, me réjouit tant que, malgré ma tristesse, je plongeai en souriant dans le sommeil.
La Légion d'honneur allait-elle supporter notre climat brûlant ? Craignant qu'elle ne se perde dans l'enchevêtrement de pistes qui mènent à notre village, je partis à sa rencontre dans la Peugeot pick-up du maire, lustrée de neuf pour l'occasion.
Je ne m'étais pas trompée. La limousine au fanion tricolore tournait et retournait dans le sable comme une mule aveugle attachée à son puits. Accueillie tel le Sauveur – que ferions-nous sans vous, madame Bâ ? –, je remis les officiels dans le droit chemin. L'ambassadeur s'était fait accompagner d'une jeune collaboratrice des services consulaires, une blonde prénommée Florence. Elle s'était habillée comme pour un cocktail, tailleur vert pâle et hauts talons.
Pour l'accueil (enthousiaste), je résume. Les adolescents offrirent leur fantasia habituelle, cinquante pour cent chevaux, cinquante pour cent mobylettes. Les femmes prouvèrent leur passion pour la France par d'interminables youyous. Quatorze tambours appelèrent longuement à la guerre (étrange contresens : ce 11 novembre, on fêtait l'armistice). Les enfants poussèrent leur chansonnette aigrelette, En passant par la Lorraine. Neuf discours officiels accablèrent l'assistance. La Légion d'honneur, épuisée par son voyage, prenait quelque repos dans sa couchette capitonnée de velours bleu marine.
Et, de nouveau, nous montâmes vers le petit bois, séjour des morts. L'ombre des acacias protégeait les tombes, des tas de sable presque invisibles, une plage boursouflée çà et là par la mer qui se retire. Devant le dernier monticule, l'ambassadeur s'arrêta. Il suait à grosses gouttes blanches. Était-il dans les attributions d'une Mme Bâ de lui éponger le front ? Redoutant quece geste de simple hygiène ne soit interprété comme le signe d'une trop grande intimité, je m'abstins.
La musique se tut, garde-à-vous général. La collaboratrice, Florence, sortit délicatement la médaille de sa couchette, la tendit à l'ambassadeur, pointes bien repliées, pour ne pas le piquer, et la phrase officielle retentit :
— Abdoulaye Omar Ferdinand Dyumasi, au nom du Président de la République, nous vous faisons chevalier de la Légion d'honneur.
Je connais le protocole : à ce moment-là, celui qui remet doit embrasser celui qui reçoit. Mais comment embrasser un mort ? Les yeux perdus, les doigts crispés sur le ruban, l'ambassadeur appelait à l'aide. D'un imperceptible mouvement du menton, Mme Bâ lui montra le sol. Le Français se pencha, déposa la Légion. À l'instant, tous les regards convergèrent sur elle, la fleur rouge, blanc et or, allongée sur le sable, la récompense suprême, le cadeau de la France, l'escargot glorieux et multicolore, enfin arrivé à destination après quatre-vingt-une années de voyage.
Le genre humain tout entier pleurait. Le règne végétal rendait lui aussi hommage, chaque espèce à sa manière, les herbes en inclinant la tête, les arbres en agitant doucement leurs branches. Les insectes ailés semblaient eux-mêmes atteints par l'émotion : mouches et guêpes voletaient à bonne distance sans oser s'approcher. Seule une scolopendre gravit lentement la minuscule éminence et vint inspecter l'objet. Personne ne la dérangea : elle avait sans doute reçu mission du défunt.
L'ambassadeur s'apprêtait à repartir, corvée remplie. Mais nul ne s'intéressait à la main qu'il tendait et retendait, personne ne prêtait attention à ses au revoir. On l'entraînait vers le cailcedrat. Tubulures noires, lanières de plastique jaune, le fauteuil légendaire lui avait été réservé, celui où feu le héros du Chemin des Dames s'était laissé dévorer à petit feu par ses souvenirs d'horreurs. Pas moyen de s'échapper : c'est trop gentil, mais alors pas longtemps, hélas, le travail m'appelle. Ma famille hochait la tête, pauvre ambassadeur, elle avait son idée, elle lui versa du thé, lui offrit des gâteaux secs, prenez vos aises, monsieur le représentant de la France toute-puissante, et puis écoutez-nous, puisque vous ne connaissez pas notre langue, Marguerite traduira.
La première dernière volonté, c'est-à-dire le premier mensonge, fut un murmure sorti d'un amas de pagnes noirs sous lequel, depuis l'annonce du drame, se tenait la veuve, l'ultime compagne du décoré. Centenaire également, elle avait, pour demeurer l'unique, réussi, par toutes sortes de moyens violents ou sournois, à chasser une à une du monde des vivants la meute toujours renouvelée de ses rivales, coépouses, ces idiotes qui n'ont pour arme que leur jeunesse. Il fallait la voir se promener au cimetière, celui du bois d'acacias, en suivant un parcours connu d'elle seule, car les traces de ces malheureuses avaient depuis longtemps disparu. Elle s'adressait à chacune en des termes orduriers et ses ricanements glaçaient le sang.
En approchant mon oreille des pagnes, je comprislesens du murmure que je m'empressai de communiquer à la foule :
— Marguerite, tu diras à ton Français que mon mari, en mourant, a demandé l'électricité pour le village.
Je vous ai raconté la fin de Chemin des Dames, vous savez qu'il est mort sans prononcer un mot, mais que pouvais-je faire, sinon transmettre à voix haute et ferme cette pure invention ?
Enhardis par ce culot, les fils de la veuve, demi-frères de mon père et donc mes oncles, s'engouffrèrent dans la brèche : moi, il m'a parlé le matin même, Paris lui manquait, ne serait-il pas possible de prier très respectueusement la France de bien vouloir installer ici une antenne pour recevoir la télévision ? Moi, sous le sceau du secret, il m'avait avoué sa terreur de la diarrhée : un pays richissime comme la France n'aurait-il pas les moyens d'offrir un filtre pour l'eau du puits ? Et le chemin qui mène à la route, monsieur l'ambassadeur, vous l'avez vu pendant l'hivernage ? Le vrai rêve de mon père, c'était qu'un camion français, un jour, Grands Travaux de Marseille ou Bouygues, y déverse un peu de goudron…
Puis la génération suivante, mes cousins, mes cousines, entra dans la danse des sollicitations : vous vous rappelez comme il pleurait devant le toit de l'école effondré ? La France ne pourrait-elle pas calmer ce chagrin? Tu as bien raison, ma sœur, mais sa plus grande honte n'était-elle pas l'odeur? Tu te rends compte, me répétait-il, si un jour l'armée française se souvient de moi, matricule 175297, et qu'elle vienne me rendre visite, comment l'accueillir dignement tant que notre égout ne sera pas couvert ?
À la quatrième ou cinquième dernière volonté, l'ambassadeur avait tenté de l'humour : vous êtes sûrs qu'il a vraiment eu le temps de souhaiter tout ça avant de mourir ? Ne serait-ce pas vous, par hasard, mes chers amis… ? Devant les regards offusqués du village entier, pour éviter l'incident, il avait vite rengainé son ironie et notait, notait sans relâche sur un petit carnet rouge. Aidé par Florence qui, elle, remplissait un cahier d'écolier.
Vers le milieu de la nuit, une violente dispute éclata.
— Grand-père, avait dit ma voisine, tremblait de mourir dans une région sans église.
— Tu rêves, ricana une femme qui nous faisait face, le n'ai jamais connu meilleur musulman.
— Tu n'es pas le genre de personne à qui l'on raconte ses secrets. Il avait rencontré le vrai Dieu en France.
— Menteuse ! Infidèle ! Sous-épouse de polygame ! Mangeur de Créateur !
Les deux protagonistes s'étaient levées, toutes griffes dehors. Il fallut l'autorité d'un vieux pour les faire rasseoir.
Vaillant ambassadeur ! Accablé de fatigue, les yeux brûlés de tant écrire à la mauvaise lumière d'un groupe électrogène, le buste soudain cassé en deux, avalé par le sommeil mais parvenant l'instant d'après à se redresser, fouetté par une volonté surhumaine. Notez son nom. Monsieur le Président : André Lewin, peu de vos compatriotes ont donné une aussi belle image de l'administration française, croyez-moi ! J'avais envie de ramasser la Légion d'honneur assoupie dans son écrin et de l'épingler sur la poitrine de votre collaborateur.
Voici maintenant le pire, que je n'ai révélé à personne, Monsieur le Président ; le plus scandaleux, l'inqualifiable, l'injure absolue à la générosité française. Peu à peu, ma famille commençait à manquer d'imagination, forcément, depuis le temps qu'elle inventait des dernières volontés. On ne savait plus quoi faire vouloir au mort. Une femme est allée discrètement chercher le catalogue d'une de vos sociétés. Elle porte un nom militaire, La Redoute, je crois. Un peu à l'écart, éclairée par une bougie, elle piochait dans les pages et suggérait de nouveaux souhaits à tous ceux qui voulaient participer à la fête mais n'avaient plus la moindre idée. Je me souviens d'une réclamation urgente de couvertures chauffantes, du vœu, prétendument mille fois exprimé par notre ancêtre, de recevoir pour Noël une cafetière automatique Krupps, d'un besoin pressant de machine à ramer, d'une irrépressible envie de fer à souder… Florence avait depuis longtemps rendu les armes. Elle était partie s'allonger dans la Peugeot officielle. Ses pieds blancs dépassaient par la portière ouverte. Nos chats s'amusaient avec ses escarpins.
Au soleil qui finit par se lever, nous offrîmes le plus étrange des spectacles : une famille innombrable endormie pêle-mêle sur le sable, tous les âges enlacés ; assis sur un fauteuil jaune et noir, un homme blanc oscille dignement d'avant en arrière et répète d'une voix douce : merci, mesdames et messieurs, j'ai inscrit toutes vos requêtes, nous n'avons rien oublié ? Un peu plus tard, j'eus pitié et m'approchai :
— Je crois que vous pouvez maintenant vous en aller. L'ambassadeur range son carnet rouge dans une poche intérieure. Je le revois : un calepin à l'ancienne,de ceux que ferme une lanière de caoutchouc. Sans doute pour empêcher les mots de s'évader. Rien de plus volatil qu'une dernière volonté. L'ambassadeur se lève. Le lin de son costume est aussi chiffonné que son visage. De la main gauche, il vérifie qu'une ultime dernière volonté ne lui a pas volé sa cravate. De la droite, il remercie de nouveau, à la cantonade. Son geste avorté serre le cœur. Mi-timide mi-solennel, il salue les affalés, il gagne à petits pas raides sa voiture. Où la collaboratrice, Florence, tant bien que mal, se recoiffe. Tout sourire, et rougissante, elle dit et redit son émotion :
— Je viens d'arriver dans votre continent. Alors vous imaginez, être ainsi reçue au sein d'un village au plein cœur de l'Afrique…
— Revenez quand vous voulez, mademoiselle.
— Vraiment ?
— Quand vous voulez. Je vous emmènerai en tournée. Et vous comprendrez mieux pourquoi tant des nôtres veulent partir.
— Je n'y manquerai pas.
Pendant ces adieux, le chauffeur agite violemment le fanion tricolore, celui de l'aile avant droite. Un tel amour de la France, de si bon matin : a-t-il perdu la tête ? Son sourire me rassure : ne vous inquiétez pas, madame Bâ, je secoue seulement la rosée.